La Fille du chasseur
Descriptions du produit Extrait Extrait du prologue Pour moi, tout a commencé par le fait extraordinaire que mes parents n’étaient pas de la même tribu. Et ça, c’est extraordinaire, tu le sais bien.
C’était extraordinaire, surtout à l’époque. Mon père était Nmadi, tribu de chasseurs. Les Nmadi nomadisaient dans l’est de la Mauritanie et coursaient les antilopes à pied, avec des lévriers. Ma mère était Ladem, tribu de pasteurs. Les Ladem étaient des porteurs de fusils. C’est incroyable qu’ils aient donné une fille à des Nmadi. Des guerriers, donner une femme à un chasseur ! Parce que nous, les Nmadi, nous sommes des gens différents. Ceux qui nous connaissent bien considèrent que notre statut est à part, mais pour la plupart des Mauritaniens qui ne savent rien de notre histoire, nous sommes des gens de basse condition. Certains disent : «C’est des tributaires.» D’autres disent : «C’est des sauvages.» Il y en a même qui disent : «Leurs hommes sont des chiens, seules leurs femmes sont normales» ! L’autre problème était qu’en plus, nous étions des mécréants pour eux : ce n’était pas des gens très religieux, les Nmadi. Les Ladem voulaient que ma mère épouse un Ladem, mais ils ne pouvaient pas l’y obliger. Dans la société maure, la coutume veut que lorsque la fille a été mariée une fois, elle peut refuser les prétendants qu’on lui propose par la suite. Elle peut même choisir qui elle veut ; elle a le droit. Or les premiers mariages se passent souvent mal. Quand on te donne à un homme à neuf ou dix ans, ou même à douze, fatalement, tu divorces plus tard ! Souvent, c’est parce que tu ne l’aimes pas, parce qu’il n’est pas du même âge que toi, parce que tu veux découvrir autre chose. C’est toujours les femmes qui paient les pots cassés. J’ai vu beaucoup de mariages. Beaucoup. La femme supporte jusqu’à ce qu’elle devienne un petit peu autonome, un peu plus âgée, et là, elle cherche à échapper, elle fait tout pour se faire répudier, elle ne veut plus de son mari ! Une répudiation, c’est un divorce, la seule différence est qu’il faut que l’homme le prononce, et parfois il ne veut pas. Mais la femme a quand même des droits, elle peut aller devant le cadi. Moi, c’est ce qui m’est arrivé, c’est d’ailleurs une des choses que je vais raconter. Et pour ma mère, c’était pareil. Ses parents l’avaient mariée à quatorze ans à son cousin, elle avait eu un fils et avait divorcé. Donc elle était libre, du moins théoriquement. De fait, elle aurait pu épouser sans choquer personne le Ladem de son choix, mais quelqu’un qui n’appartenait pas à sa tribu, non, ça ne se faisait pas. Seules les femmes de l’Adrar et de l’Inchiri pouvaient épouser des hommes étrangers à leurs tribus, elles étaient plus libres qu’ailleurs. C’est pourquoi certaines n’ont pas hésité à s’unir aux Français et aux tirailleurs noirs ; elles se sont mariées. Enfin, mariées… Les Français ne les ont pas épousées ! Ni devant la loi française, ni devant personne. Ce qu’on appelait «mariage local» se faisait sans cadi ni marabout, ni maire. Sans rien. Il y avait quand même une dot, mais on ne pouvait pas faire de cérémonie religieuse : dans l’islam, pour que le mariage soit reconnu, il faut que l’homme soit musulman, peu importe la religion de la femme. Au début, la plupart des pères refusaient de donner leurs filles aux Français, mais quand ils ont pris la mesure des enjeux économiques de ce genre d’union – économiques et politiques -, certains ont fini par accepter. Car la fille qui allait vivre avec un capitaine, avec un lieutenant ou même un simple adjudant, elle avait son mot à dire, c’était déjà quelqu’un, tu comprends ; et pour les Français, c’était aussi un moyen d’avoir des liens privilégiés avec les tribus maures Biographie de l’auteur
Sophie Caratini est anthropologue et écrivain. Elle est spécialiste des Rgaybat, une des tribus nomades les plus importantes de la Mauritanie. Après avoir dirigé le département d Ethnologie du Musée de l Institut du Monde Arabe de Paris, elle est entrée au CNRS, où elle est directrice de recherche. Elle a publié divers ouvrages, notamment au Seuil et aux PUF, sur l altérité nomade et l histoire coloniale, mais aussi sur l épistémologie de l anthropologie. Dernier ouvrage paru : La dernière marche de l Empire, une éducation saharienne, La découverte, 2009.