LITTÉRATURE ET EXIL

 

J’écris mes identités

Je pourrais vous parler de Mahmoud Darwish, d’Edward Saïd; vous parler de Gabriel Audisio, de Malek Haddad, de Senghor…. Je pourrais… Mais je ne le ferai pas. Non.

Non pas que je n’en ai pas envie. Mais, plutôt, parce que j’aurais trop peur de dénaturer l’immense souffle que ces auteurs ont apporté dans la tentative d’apprivoiser nos humanités, nos intimes… Non, je ne vais pas vous parler d’eux. Je vais juste commencer ce partage avec vous en vous rappelant mon nom: je m’appelle Mariem mint Derwich. Mint, chez nous, signifie «fille de». Ce Mint est mon premier exil, l’exil premier, celui qui lie tous les hommes dès la naissance. On naît toujours «Fils ou Fille» d’un homme. Jamais «Fils ou Fille» d’une femme. Premier exil dans la longue liste de tous les exils à venir, que cet exil d’une partie de nos racines, de nos filiations. Je pourrais, aussi, vous administrer un cours magistral, que tel a dit cela, que tel autre a écrit ceci, que le thème de l’exil, des mots de l’exil, des exils, n’est pas nouveau. Non. Je préfère commencer en me souvenant du premier homme qui est sorti de la caverne, qui a quitté le groupe protecteur de son clan pour aller voir ce qu’il y avait au-delà des montagnes et qui a été le premier exilé. Nous avons tous en nous la mémoire de ces premiers départs, de ces cavernes ou grottes quittées. Nous naissons avec cette mémoire des départs, des retours, des stagnations, du mouvement ou de l’immobilité. Y a-t-il une littérature de l’exil? Un exil en littérature? Une littérature en exil? Et, par-delà, y a-t-il, pour l’exilé, une langue dans laquelle dire son exil? Dans quelle langue l’exilé raconte-t-il cette vie? Dans quelle langue peut-on se raconter, nous qui avons quitté un lieu pour un autre lieu? Et, quand on ne parle pas de l’exil géographique, mais de l’exil de soi, comment dire? Comment nommer, donner une texture, un relief à ce vol de soi ? Il n’y a pas d’exil, mais des exils. Certains exils enfantent d’autres exils, comme une immense chaîne. Certains exils sont gais; d’autres sont sombres. Il y a même des exils qui disparaissent, vies horizontales qui deviennent verticales. Il y a les exils qui chahutent, ceux qui se télescopent, ceux qui brisent, ceux qui construisent. Il y a les exils qui empoignent et vous font naître et les exils qui piquent? Quand on jette les 5 lettres de exils, qu’on les mélange, on obtient silex. Exils / Silex… Hommes des cavernes, rappelez-vous… Mes exils à moi sont silex. Ils sont cette litanie douloureuse du «Qui suis-je?». À cela j’essaie de répondre: Je suis moi mais je ne suis pas moi. Je suis moi sans moi. Je suis moi et eux. Je suis tout. Je suis rien. Je ne suis pas…. Oui, qui suis-je ? J’ai connu des hommes aux exils silencieux, sans mots à coucher sur un papier pour, au moins, exorciser le questionnement permanent inhérent à l’Étranger, à l’Autre. Un de ces hommes fut mon arrière-grand-père, l’exilé politique, lui qui, toute sa vie, a vécu les yeux tournés vers son pays natal mais qui n’a jamais pu y retourner et qui est mort dans cette France où il avait atterri, porteur de ses fractures et de son identité déchirée. De son passé où il avait une couleur, une saveur, une identité clairement établie (paysan catalan, fils de paysans catalans), il gardait l’accent rocailleux. Il avait toute la tristesse du monde dans son regard. Il parlait un français hésitant, ce français que j’appelle la langue de bonne volonté. Mais, en cachette, il s’adressait à ses enfants dans son catalan natal. Mots de l’exil chuchoté que ces mots là… Je m’appelle Mariem mint Derwich, Mariem fille de Brahim, lui-même fils de Khattri, ould Derwich, eux-mêmes enfants nomades en exil permanent. Ma mère était française, fille d’un fils d’immigré catalan. Je fus élevée par un métis Bambara et Maure. Je suis fille d’un pays en exil de lui-même, en recherche de ses racines, écartelé entre une histoire officielle, une histoire fantasmée et une histoire que j’appelle une Histoire des réels. Le thème de l’exil est un thème récurrent chez nous. Que ce soit dans la littérature orale ou écrite, nombreux sont les poèmes qui disent la nostalgie du campement / lieu de mémoire originel, du village originel, souvent associés à un amour, amour exilé, lointain, cher, aussi, à la poésie arabe. Sans le mot, l’écriture ou la parole, l’exil ne serait que douleur vaine, interrogations douloureuses. Écrire, versifier, chanter, raconter les exils donnent aux exilés le droit à la revendication de la mémoire, leur donnent le droit à la réappropriation des espaces, tout exigus qu’ils soient parfois. Écrire ses exils, c’est déjà lever la tête, c’est regarder l’horizon, se plonger au plus profond de soi, toucher du doigt les murs. Dans le sentiment d’exil il y a la lumière du mot. Je le disais plus haut, les exils sont multiformes. Ils sont nos regards sur nous-mêmes mais aussi regards des autres, perceptions qui se télescopent, batailles titanesques où chaque partie tente de vaincre. Chaque exil se construit sa propre histoire, petite chose qui apparaît, au début, comme peu importante mais qui grossit, grossit… jusqu’à ne plus être qu’un monstre qui tenterait de manger ses enfants. Il y a l’exil de l’intérieur: mon ami, Djirbil Hamet Ly, que vous avez entendu hier, en fut un. Exilé dans son propre pays, vie clandestine. Sa clandestinité fut son exil… De cet exil de l’intérieur il a expulsé, oui expulsé, ses écrits de l’exil. Il y a les exils volontaires, ceux qui implosent l’être ou bien, au contraire, lui donnent une nouvelle chance. Il y a les exils forcés, les ruptures imposées, la survie, la dure obligation du réapprentissage de tout et, surtout, de son identité. Il y a les exils de soi. Et il y a les mots de l’exil, la parole, la chanson de geste de l’exil. Dans le perpétuel déracinement engendré par l’exil, ce qu’Édouard Glissant appelle «retour et détour», il y a l’universalité de l’exilé. La langue de l’exil, les mots de l’exil deviennent alors un espace de recueillement. Dans cet espace de recueillement les mots de l’exil oscillent entre centres, bordures, éloignements, cercles, retours… En écrivant l’exil, tous les exils, l’exilé revendique son droit à ne pas se sentir à sa place. Qu’il y inscrive, dans cet espace, sa fidélité absolue à la terre de ses origines, ou qu’il tente de dessiner une nouvelle terre, l’exilé interroge le monde et, par-delà le monde, lui-même. Il est face au monde. Il regarde le monde et le monde le regarde. Et il écrit les mondes. J’écris mes exils en français. Cela m’est souvent reprochée: «Pourquoi n’écris tu pas en arabe? Le français est la langue des colons». Soit. Mais cela ne fait pas d’elle une langue à bannir. D’abord, le français apaise, rachète le premier exil, celui de ma filiation unique. J’écris dans ma langue maternelle, redonnant à mon histoire la couleur de ma mère. De plus, le français me permet tous les rêves, tous les discours, tous les concepts. Entre Maleck Haddad qui écrit «la langue française est mon exil» et Gabriel Audisio pour qui la langue française est sa patrie, je tente de trouver une petite place. Oui, la langue française est mon exil, mais elle est aussi ma patrie. Elle permet mon écriture. Elle me permet les doutes, les questionnements. Elle me permet la poésie, l’amour, la rage, la violence. Elle me permet de désacraliser le Sacré. Elle est mon exil permanent. Elle est ma maison. Elle est mots et langue. Elle est écriture. Écrire l’exil, les exils, me donne le droit absolu à la recherche d’une identité qui me serait propre, même imparfaite. Écrire l’exil, cette touffeur du Je, c’est me donner un nom. Alors j’écris mes identités plurielles. Elles ne font pas de moi une adulte apaisée. Mais les mots protègent. Ils me permettent, sinon de trouver des réponses, au moins d’écrire ceci: «je m’appelle Mariem mint Derwich». À part ça, qui suis-je, moi ? Femme musulmane, femme africaine, femme arabe, femme occidentale, femme en exil d’elle-même?

«Je vous donne mes exils Donnez-moi une vie…»

مقالات ذات صلة

زر الذهاب إلى الأعلى