Que faire du parrain Aziz?/bah saleck

Saleck

De la protohistoire de la Mauritanie à nos jours, la gestion du territoire et des ressources par le chef de tribu des anciens temps, chef d’État des temps modernes, se confond inéluctablement avec le pillage des biens de la communauté par celui qui détient le pouvoir et sa parentèle. Les razzias quasi annuelles de l’époque, dont la légende conserve encore nos jours mémoire, sont l’équivalent des pronunciamientos des années 1970, jusqu’au dernier putsch du général en 2008, renversant Sidi ould Cheikh Abdallahi, président de la République, dix-huit mois après son élection.
Le scénario est écrit d’avance : un homme et une tribu arrachent le pouvoir par les armes, sur tel espace de ce vaste territoire mauritanien, le temps de le mettre en coupe réglée, avant d’en être chassés par telle ou telle dérision du Destin. La fortune acquise par le pillage ou le vol à main armée est le substrat du pouvoir et de la stature sociale de chef, tel qu’il est chanté par la vox populi et les griots d’hier et d’aujourd’hui. C’était le far west américain, version désert mauritanien du Sahara : la prédation au bout du fusil et la politique de la terre brûlée pour les faibles.

Prédation au bout du fusil
Depuis, tous les hommes qui se sont succédé au pouvoir ont peu ou prou mené la même « politique » héritée des temps immémoriaux et que même la colonisation française n’a pu vaincre. Au mieux contribua-t-elle au silence des armes entre les belligérants-candidats au leadership autochtone mais elle eut moins de succès face à la voracité des chefs, chioukhs devenus collabos du makhzen colonial. Déjà dans les années 1930-40-50, cette nouvelle classe politique financera, sous l’œil complice du colon, son entregent socialo-politique dans des élections locales, grâce au pillage du bien commun, du prélèvement usurier des impôts sur les plus démunis et la compromission avec les coloniaux commandants de cercle. C’était, de 1900 à 1960, l’époque de la mère des razzias, celle des nsaras comme on appelle ici les Français, la colonisation, celle-là même qui vainquit tous nos derniers vaillants émirs-résistants ; ceux qui préfèrent la mort, l’arme à la main, plutôt que l’humiliation de la collaboration, malgré les promesses de lucre que faisait miroiter la France, par intermédiaire de Bou El Moghdad, l’interprète sénégalais et commissionnaire auprès des émirs rebelles à la pénétration française en Mauritanie.
Cependant, dans le désert où l’on manque de tout, la résistance est ardue et l’on est obligé de composer avec celui qui détient les rênes du pouvoir, sauf à être suicidaire. Les proverbes sont légion qui illustrent cette trivialité politique locale : « La main que tu ne peux couper, embrasse-la »… Ainsi « l’âme » mauritanienne s’est-elle soumise de fait à ce postulat de base, après la mort vaillante de l’émir Sid’Ahmed Aïda, ultime rempart idéologique d’envergure nationale.
La république indépendante, octroyée par la France en 1960, pour des raisons plus géostratégiques que fruit d’une révolte nationale contre le colonisateur, comme il dut en essuyer en Algérie ou en Guinée, a tenté de fonder un État-nation entre les années 60-78, sans parvenir à établir de nouveaux objectifs, ni d’autres repères que les cendres héritées de la précédente anarchie. Quand bien même l’État national balbutiant commençait à séduire de plus en plus de Mauritaniens, attirés par les biens de consommation importés et l’accès aux services sociaux de base : santé et éducation ; à Nouakchott surtout, la capitale née sur un terrain nu, alors que la Mauritanie comptait des villes plusieurs fois centenaires… Les fondateurs la voulurent creuset de l’unité nationale. Elle sera le théâtre de la compétition entre ses élites autour de la captation des ressources, par l’intermédiaire du capitalisme d’État embryonnaire. La politique du ventre tenait lieu de programme de développement dans un pays arriéré et abandonné, sans ressources ni infrastructures, par le colon.

Une junte et dix galonnés
L’image d’Épinal que donna le Père-fondateur de la Nation, Mokhtar ould Daddah, était celle que le citoyen lambda connaissait depuis des lustres : voilà un Homme fort détenant des pouvoirs absolus et envisagés comme perpétuels. Probablement à son corps défendant de marabout lucide, cette mystification n’était pas pour lui plaire mais la gent politicienne du Parti unique, dit du Peuple, en fit son socle politique durant dix-huit années. Qui pouvait imaginer une alternance à l’homme fort ? Comment ? Rien n’était prévu en ce sens par la Constitution de 1960.
Plus d’un demi-siècle a passé. Force est de constater que le statu quo reste de mise ou presque. L’organigramme du pouvoir était ainsi coupé sur mesure : il l’est encore de nos jours. L’espace politique se résume à un Homme fort, une tribu, un parti dit de « masse » mais où ne s’invite que l’oligarchie, dans l’objectif de manger un « os » du succulent méchoui qu’est la Mauritanie.
Après cet intermède du pouvoir moderne post-tribal, des coups d’État militaires vont se succéder en nombre. Il y en eut tellement que je suis incapable de les compter ce soir avec certitude. Chaque putsch emmène un Homme fort et sa tribu de facto, à la tête d’une junte de dix galonnés, tous acteurs battus de la malheureuse guerre du Sahara et abdicateurs du plus affligeant accord de paix de notre histoire moderne. Les émirs de naguère négociaient âprement et obtenaient de meilleures contreparties dans les traités signés face à des puissances européennes comme le Portugal, la Hollande et la France. C’est dire le comble du déclin où nous allions être précipités sous le régime militaire.
Vaincus sur le front des armes, ils se contenteront de remporter la bataille du pouvoir à Nouakchott, contre des civils qu’ils étaient censés protéger. L’on rêvait alors à un « changement » de style de gouvernance, comme au Ghana, avec le fameux vainqueur de la lutte contre la corruption, Jerry Rawlings, ou encore en Haute-Volta, avec le charismatique Thomas Sankara. Rien n’y fit : le régime militaire de gouvernement était pire que celui du parti unique que l’on regrettait déjà, tant le désenchantement était flagrant et le pillage éhonté des ressources, encore plus croissant.
Leurs factions armées se mirent même à se tirer dessus en plein jour à Nouakchott, comme au temps de la seyba, avec l’anarchie totale et les divisions tribales qui s’ensuivaient. Chaque nouveau chef-colonel gagnant une bataille charrie avec lui la nouvelle-ancienne classe politique, attirée par l’appât du gain potentiel, grâce la proximité avec le chef.

Pays martyrisé
Des nomenklaturas publiques et privées, organisées parfois en gangs de prédateurs, n’ont eu de cesse de dépecer ce pays martyrisé depuis des lustres par l’intermédiaire de hauts fonctionnaires véreux et une bourgeoisie compradore : autant de bandits de grands chemins qui vendent sous nos yeux, souvent aux moins offrants, la Mauritanie et ses ressources, à de va-nu-pieds indiens et autres pêcheurs chinois en eau trouble.
Aujourd’hui, on commence à prouver ce que l’on savait tous plus ou moins sur Aziz, bien avant les révélations choquantes de l’enquête parlementaire. À mon avis d’observateur, la Commission d’enquête n’a exhumé qu’une infime partie des archives de sa prédation et de son enrichissement illicite en tant qu’ancien général-chef d’État et d’entreprises privées multiples par procuration, tout en étant salarié à huit millions d’ouguiyas par mois, blanchi et nourri aux frais du contribuable qui souffre le martyr de l’autre côté de l’avenue Jemal Abd Nasser.
L’étendue de la prédation en cause n’a pas de précédent dans la mémoire collective. Nombre de « contrats » léonins pour la Mauritanie ont échappé aux limiers de la CEP, comme celui où la Mauritanie perdit vingt-cinq millions de dollars dans un projet mort-né d’assemblage d’avions à Nouakchott. Où sont-ils ces coucous made in Mauritania que la propagande promettait, avec force images-photos ? Sans oublier les achats de la Grande Muette au Brésil et en Chine… et tant d’autres petites et grandes affaires dont on a vu que la partie émergée de l’iceberg, comme les immeubles qui ont poussé comme des champignons sur les plus belles avenues de Nouakchott et Nouadhibou ou les autres milliers de boutiques de marché. Haroun ar-Rashid, le plus juste gestionnaire du monde musulman, disait que pour voir la corruption, il faut attendre de voir les immeubles que les Baramiks allaient édifier… Il ne se trompait guère : tel fut le cas, avant de purger la haute administration, y compris de son ami Yahya el Baramki, son ancien bras droit et poète fécond de son temps. Il mourra aveugle dans sa prison, dépouillé de tous ses palais mirifiques.
Aziz pourrait plaider demain qu’il n’a fait que se gaver du lait nourricier de la Mauritanie, un peu trop sans doute, au vu de son embonpoint, comme tant d’autres avant lui et probablement après lui… Alors, que lui répondre ? Lui rétorquer : la Loi, les institutions, la bonne gouvernance ? Autant de concepts abstraits pour lui. Aziz ne lit pas et encore moins n’écrit. Mais il sait compter, surtout les sous. C’est un pragmatique et qui a fait des « études » de mécanique, dit-on, mais pas quantique en tout cas… Il vous dira qu’il a lutté contre la pauvreté et vous prouvera que son projet politique a bien réussi, lui-même et les siens en sont la preuve vivante : il est devenu riche, très riche, après avoir été pauvre, très très pauvre, et restera désormais riche jusqu’à la fin des temps, nargue-t-il la Nation médusée par tant d’outrecuidance, devant les caméras qui ont fait salle comble en son nouveau palais-bunker privé à Nouakchott, lors de sa conférence de presse d’après sortie du pouvoir. Une effronterie jamais vue, nulle part…

TV asphyxiée
Le hasard a fait que je figure parmi les victimes de l’insatiable appétit d’Aziz, y compris dans les media, secteur déficitaire par excellence. Je suis l’un de ceux qui a eu la malchance d’avoir « fait affaire » avec lui. Une affaire qui fut bien mauvaise pour moi, sur les conseils mal avisés de mon frère et ami Hamdi ould Mahjoub, alors son ministre de la Communication qui m’introduisit dans son bureau pour présenter mon projet… mais pas le vendre. Séduit par mon business plan et ses chiffres à moindre coût sur lesquels il me questionnât longuement, il fit main basse sur mon projet de MauriVision-Sahel TV que je poursuivais depuis 2005, en me serrant les cinq doigts comme ça, sans négociation ni discussion, par l’intermédiaire de l’un de ses principaux hommes-liges chez qui il m’envoyât illico presto pour devenir mon actionnaire de référence : Bahaye ould Ghada, que je n’ai jamais vu, en contrepartie de son feu vert à mon projet. Au passage, il a biffé d’un trait de plume les noms de tous mes anciens actionnaires et amis, il est vrai ses ennemis pour certains, comme Moustafa Chavi’i. Moi, le journaliste insoumis, ne semblait pas l’inquiéter outre mesure, avec ma ligne éditoriale indépendante et sans compromission avec d’autres pouvoirs antérieurs, puisqu’il me dit textuellement : « je te demande de taper sur tout le monde, à commencer par moi-même »… Ce qui s’avéra le cas, bien mal lui en prit, dès la diffusion de nos premiers reportages et enquêtes. Déjugé de son serment de liberté d’expression convenue, il ordonna à Bahaye d’engager la rupture brutale qui s’ensuivit six mois plus tard, alors que la chaîne battait des records d’audience dans tous les publics et toutes les communautés dont chacune y disposait d’un espace en sa propre langue… Parce que je refusais de changer de ligne éditoriale, malgré les sermons, les menaces et la coupure des vivres de la part des partenaires financiers qui firent défaut, foulant leur engagement bancaire à financer la chaîne à hauteur de deux cents cinquante millions d’UM. Ils l’ont asphyxiée financièrement et paralysée concrètement : trois mois d’arriérés de salaires pour une équipe d’une trentaine de jeunes journalistes et techniciens mauritaniens, blocage des frais de déplacement pour les reporters. Malgré ces pressions, j’ai refusé d’abdiquer et de faire autre chose que le journalisme dont j’avais élaboré et signé la ligne éditoriale, dans le cahier de charges remis à la HAPA. J’attends depuis lors justice.
C’est une affaire pendante devant le Tribunal de commerce de Nouakchott-Ouest et entravée depuis 2012 dans les tiroirs du juge. Mais quel juge pouvait avoir le courage de convoquer et/ou juger Bahaye, du temps d’Aziz au pouvoir ? Pour ma part, j’ai porté plainte, grâce à mon avocat maître Brahim ould Ebetty, pour l’histoire et dans les délais prescrits par la loi, contre les puissants qui m’ont dépouillé de mon actionnariat de l’entreprise que j’avais fondée en 1996 et qui ont exploité pendant cinq ans la licence de diffusion qui m’avait été accordée intuitu personae par la HAPA, au titre du mérite de mon CV et de mon dossier pour être l’opérateur qualifié, comme prévu par la loi sur l’audiovisuel. Tant d’autres ont certainement autant de contentieux avec eux…
Après cette expérience personnelle avec l’homme d’État-homme d’affaires et pour revenir au plan général, je crois connaître un peu le prix des choses et estime que la richesse déclarée par Aziz – autant de biens mal acquis par lui, en tant que fonctionnaire de l’État soumis au devoir de réserve et à l’obligation de rectitude – et par sa mafia se chiffre probablement autour des trois milliards de dollars américains, amassés depuis qu’il a renversé Ould Taya en 2005, soit trois fois les réserves actuelles de la Banque Centrale de Mauritanie.
Car Aziz n’a pas attendu le pouvoir suprême à la Présidence pour nous convaincre que c’était bien lui l’Homme fort, depuis qu’il a trahi et renversé son bienfaiteur qui eut la mauvaise idée d’en faire son ange-gardien. Trois milliards de dollars engrangés en quinze ans, c’est sans doute un record dans le Guiness local des argentiers, nouveaux riches ou anciens confondus. Les Bouamatou, Tajeddine, Abbass, Noueygued et autres nababs qui ont consacré leur vie entière à accumuler, sont battus désormais à plate couture par un parvenu, de surcroît ancien officier auquel l’enrichissement devait être prohibé et lui causer une légitime suspicion.
Seul Jack Ma, le petit chinois professeur d’anglais devenu multimilliardaire grâce à Internet, a connu un enrichissement aussi spectaculaire dans le Tiers-monde, sauf qu’il a, lui, amassé sa fortune sans voler ni personne ni État, payant ses impôts comme tout bon citoyen. Et qui plus est bienfaiteur universel : la Mauritanie a reçu de lui une aide contre le COVID, comme tant d’autres pays africains récemment. Voici comment l’on peut être fier de sa fortune : l’hériter ou la gagner dignement à la sueur de son front, avant d’en distribuer une partie aux nécessiteux.

Voleurs en col blanc
Quels sont les bienfaits, alors qu’il est libre de tout son temps maintenant, prodigués par Aziz avec la fortune colossale qu’il revendique impudiquement avoir amassée dans un des pays les plus pauvres du Monde qu’il dirigea d’une main de fer durant quinze ans ? Quelques sacs de riz et bidons d’huile distribués, en son nom par des livreurs, à des nécessiteux en temps de COVID dans les quartiers périphériques de Nouakchott, a-t-on lu dans une certaine presse certainement sponsorisée…
Est-ce suffisant ou tout simplement décent de sa part, alors qu’un tiers de la richesse nationale a changé de main, pendant son triple quinquennat de gouvernance absolutiste, passant du statut de biens publics à celui de biens privatifs pour lui-même, sa famille directe, sa parentèle et/ou ses multiples prête-noms ? Une privatisation d’un pays et de ses ressources par la razzia, exactement comme au 19ème siècle, comme dit tantôt…
Que faire face à cette tragédie mauritanienne ? Juger, emprisonner Aziz, femme et enfants, parentèle, courtiers, applaudisseurs et autres légions de fonctionnaires serviles qui ont exécuté ses basses œuvres, suite à des ordres, téléphoniques pour la plupart, reçus sans les discuter et sans crainte du jugement des hommes ici-bas, avant celui d’Allah ? Avec tout ce beau linge habitué à la climatisation centrale sans payer les factures de la SOMELEC, a contrario de tous les autres Mauritaniens, il y aurait alors de quoi peupler de voleurs en col blanc une aussi vaste région que le désert de Lemreyye. Mais à quoi bon ? Que tireraient les pauvres nomades Hmounatt et autres éleveurs peulhs, de cette prise de guerre contre la corruption secret de polichinelle du régime azizien ? Rien ou si peu, au meilleur des cas… Les Mauritaniens de là-bas qui n’ont même pas de radio en entendraient-ils seulement parler, quand bien même ce procès « historique » serait retentissant au niveau local et international, s’il advenait un jour.
Ne vaudra-t-il pas mieux trouver un modus vivendi avec le Parrain, comme le font les USA avec leurs mafiosos : que lui et ses sbires restituent à la Mauritanie tout ce qui est possible à recouvrer de leurs biens mal acquis, placés ici et à l’étranger, et les bannir ad vitam aeternam de tout retour aux affaires publiques et/ou privées. N’était-ce pas ainsi que l’on réglait jadis les contentieux nés des razzias ?
Sans le pouvoir et l’argent, la liberté en Mauritanie leur sera encore plus amère que la prison et plus économique pour le budget de l’État qu’entretenir une cohorte de voleurs. Pour la plupart, ils finiront certainement leur vie, apatrides anonymes dans un pays de refuge quelconque, arabe probablement, là où finissent en général les dictateurs et les voleurs patentés du monde arabo-musulman, comme Ben Ali de Tunisie ou Nawaz Sharif du Pakistan. Bon débarras…
Puis tourner cette page sombre dans l’édification de l’État-nation et panser notre traumatisme collectif. Telle est ma modeste contribution au débat suscité par cette prédation hors norme et mon intime conviction de la suite à donner à cette main basse sans précédent sur les ressources d’un pays qui en a tant besoin pour améliorer la vie du plus grand nombre, au lieu de gaver une oligarchie déjà repue, tout en passant notre temps à quémander perpétuellement l’aide internationale. Mais surtout prévenir, dès à présent, tous les gestionnaires des biens publics, à commencer par l’actuel Homme fort Ghazwani, sa tribu et ceux qui les suivront : Plus jamais ça ! Et qui vivra verra.

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